Mon portefeuille est épais. Malheureusement ce n’est pas dû aux billets ou aux cartes de crédit, mais aux cartes de fidélité de salons de coiffure cannois.
Jusqu’à l’année dernière, aucune de ces cartes n’avait dépassé la deuxième case en visites effectuées. J’ai toujours été un client insatisfait et infidèle.
Jusqu’au jour où j’ai connu Pierre.
La carte de fidélité de chez Pierre Coiffure, j’en entame la troisième version. Elle a déjà 4 cases tamponnées (dans 6 visites j’aurai -15% sur ma coupe).

Je ne fais pas partie de ces personnes qui sont anti salons de coiffure (comme le chanteur « Hugues Aufray »). Je trouve même énormément de charme à ces salons cannois pittoresques, un peu classieux, baignant dans la House Music et qui t’apportent des cafés. J’avoue même prendre beaucoup de plaisir à me faire masser le cuir chevelu par les shampouineuses – la première fois, j’ai cru que la fille me draguait et voulait me le signifier en me massant le cuir. L’attention est d’ailleurs si délicate que même lorsque le massage est pourri, je ferme quand même les yeux en poussant de petits gémissements atones pour ne pas vexer la personne.

Bref. Je n’ai rien contre les salons de coiffure et tout ce folklore très sympathique.
Mon problème principal réside dans ce moment où, après le shampooing, vous êtes installé sur un fauteuil, face à face avec votre reflet, et le coiffeur demande ce que vous voulez.
Il vous demande comment vous souhaitez qu’il vous coiffe.
A ma connaissance, le coiffeur est la seule prestation de service AU MONDE où le prestataire vous demande techniquement comment faire son travail.

Mais je n’en ai strictement aucune idée moi, de comment il faut faire pour me coiffer.
Quand je vais chez le garagiste parce que ma Touran est en panne (cela n’arrive jamais mais c’est un jeu d’esprit) le garagiste ne me demande pas après avoir ouvert le capot « Comment je m’y prends, vous voulez que je répare quoi ? ». Je n’en saurais rien. Je voudrais juste que ma voiture roule à nouveau.

Le coiffeur veut tout savoir : comment couper sur les côtés, sur le dessus, agrandir ou rétrécir vos pattes, vous raser la nuque ou pas, désépaissir, égaliser…Mais le problème, c’est que je ne sais pas comment obtenir une coiffure, pour une très bonne raison : je ne suis pas coiffeur.

Moi, je peux parler en termes d’émotions, de gens à qui je veux ressembler, des qualités que je veux faire ressortir par le biais de ma coiffure, des sentiments que je veux qu’elle procure. Je veux parler de la finalité, mais avant de rencontrer Pierre, je ne provoquais que des situations de gène ou de profond malaise en m’exprimant.

– Je vous coiffe comment ?
– Alors. Euh. Comment, je ne sais pas, mais je voudrais au final dégager l’impression de quelqu’un à la fois de serein et dynamique.
– Pardon ?
– Serein…et dynamique…
– OK, mais comment je vous coiffe.
– Bon, faites court partout.

Et je faisais le deuil de mes espoirs en voyant la coiffeuse, rassurée, sereine et dynamique, me défricher les cheveux avec entrain sans se poser de questions.
Ma seule consolation consistait, surtout en été, à observer mes mottes de cheveux encore mouillées tomber une à une sur les cuisses nues de la fille. Une des images les plus érotiques de l’univers. C’était comme si je caressais ma tête en pièces détachées sur ses cuisses.

Constamment insatisfait, et accumulant à cause de mes hésitations les records de pires coiffures de la côte d’azur, je changeais de coiffeur à chaque nouvelle coupe, tentant de trouver enfin la perle rare qui aurait su m’écouter et me comprendre.

Et ma persévérance finit par payer. Un jour, par hasard, je suis tombé sur un de ces petits salons de coiffure désuets ne comportant que deux fauteuils en cuir, les murs tapissés de photos d’hommes compensant leurs chemises à motifs eighties avec des coiffures aux brushings insensés.

Ce qui avait retenu mon attention, c’était les livres en vitrine. Oui, la vitrine exposait une petite bibliothèque, décorée de quelques peignes et ciseaux, et on y apercevait un bout de littérature idéale : Joyce, Fante, Brautigan, Bukowski, Stendhal, Proust, Céline, Tolstoï… Ca m’avait impressionné. J’étais rentré. Un homme d’une soixantaine d’années était sorti de l’arrière boutique. C’était Pierre, il était bienveillant et chétif. Il m’avait demandé si je voulais une coupe de cheveux, j’avais répondu oui, il m’avait emmené au shampooing puis shampouiné. Les choses étaient simples. Pas de massage de cuir chevelu, il ne m’avait même pas demandé si l’eau était à la bonne température. L’eau était brûlante. Mais Pierre était peut être de ceux qui ont une théorie au sujet de l’eau brûlante, ça doit peut-être casser le cheveu, le rendre plus facile à coiffer, je n’avais pas à me poser la question. Après tout on est déjà très gâté du fait que se faire couper les cheveux soit indolore, c’est quand même une partie de nous, ça pourrait nous faire mal comme si on nous coupait les dents, imaginez.
Pas de musique non plus. J’entendais le bruit du shampouinage, en réalisant que c’était peut-être la première fois en 30 ans de salons que j’entendais ce bruit.
Pour info, c’est un bruit un peu dégueu et apaisant. Comme si un gars aux vendanges écrasait les raisins avec un poulpe ficelé à chaque pied.

Puis Pierre m‘ a installé dans ce magnifique fauteuil en cuir, a donné quelques coups de pédale pour m’ajuster à sa hauteur, et m’a demandé ce que je voulais.
Une lueur, un éclair, un espoir. J’ai voulu y croire et me suis lancé :

– Je voudrais être un homme de son temps, et hors de son temps. Dynamique, solide et responsable, mais brillant d’une lueur juvénile, funambule entre une impression de sureté de soi mais aussi de vague rêverie. Cet homme que Nietzsche avait situé au-dessus de ce continuum passé/futur permanent, en poste d’arbitre, de surveillance sereine (excusez-moi je n’ai pas le terme allemand exact). Mais le tout, habité quand même par un grain de folie.

Pierre a réfléchi un instant en faisant claquer ses ciseaux en l’air, puis a dit :
– OK.
Taiseux, il m’a saisi les cheveux avec souplesse, et m’a coupé trois petites mèches. Puis il m’a retiré la serviette.
– Voilà.
– C’est déjà fini ?
– Oui. Il ne manquait que le grain de folie.
Je me suis regardé dans le miroir. Le résultat était parfait. Pierre avait tout compris. Les 3 petites mèches en moins révélaient exactement ce que j’avais voulu exprimer. J’avais trouvé mon coiffeur. Je l’ai payé avec l’envie de le serrer dans mes bras, je suis sorti dans la rue plein de fierté et d’enthousiasme. Je tenais la carte de fidélité dans la main comme si c’était un porte-bonheur, un de ces bracelets brésiliens de quand j’étais môme.
J’ai même cru apercevoir dans le regard des femmes, des hommes et des enfants une certaine stupéfaction de croiser ainsi dans la rue un homme à la fois dans son époque et hors de son époque, et ce grain de folie qui l’habitait. J’étais heureux.

Dès lors, je suis retourné chaque fois chez Pierre. Je n’avais plus aucune appréhension ni méfiance, je pouvais m’exprimer librement avec mes mots, l’expérience était cathartique et merveilleuse. Parfois Pierre ne coupait que quelques mèches. Et parfois, selon la requête, cela pouvait durer des heures, Pierre transpirait au-dessus de ma tête, s’épongeant régulièrement le front avec un linge blanc, et réfléchissait, tâtonnait, comme s’il était en train de résoudre une énigme mathématique complexe.

J’ai noté dans mon carnet les différentes requêtes que j’ai faites à Pierre depuis le début, pour lesquelles j’ai systématiquement obtenu satisfaction :

Mars 2010 : « Un homme qui sait. Mais qui ne se sert pas de ce savoir, pour des raisons liées à l’amour de son prochain. Mais qui peut quand même envoyer de grosses mandales si on le cherche d’un peu trop près ».
Avril 2010 : « Une rock star en début de tournée, juste après avoir découvert la foi chrétienne ».
Mai 2010 : « Pendant la prohibition, un jeune agent du FBI luttant pour faire régner l’ordre et la vérité, mais qui renferme tout de même un lourd secret ».
Juillet 2010 : « Le Périgord Noir. Un jeune scientifique amoureux du terroir, qui séduit toutes les fermières ».
Septembre 2010 : « Le meilleur ami de Morrissey, vous savez, l’ancien chanteur des Smiths ».
Décembre 2010 : « Le fils idéal. »
Février 2011 : « Enfant de la Provence mais enfant de son temps ».
Avril 2011 : « La rockstar chrétienne (conf Avril 2010) »
Juin 2011 : « Ecrivain et Athlète »
Juillet 2011 : « Celui qui ne semble pas s’intéresser à toi, mais en fait qui s’intéresse à toi, veut faire de toi non pas un instrument mais une partition ».

Au fur et à mesure de mes visites, Pierre et moi avions acquis une complicité collaborative impressionnante. Pour « Ecrivain et Athlete », il avait beaucoup galéré. Nous étions sortis du salon à 21h, après 5 heures de travail sur ma coiffure. Tandis qu’il baissait le rideau de fer je lui avais proposé d’aller boire un verre. Nous étions allé boire des bières en silence. Au bout de la troisième bière, Pierre s’était levé, avait enfilé sa blouse et m’avais dit : « Tu sais, je crois que tu es mon client préféré ». J’étais ressorti du pub gonflé d’émotions, avec ma coupe d’écrivain et athlète.

Ce matin, en rentrant chez Pierre, je me sentais prêt à aller encore plus loin. Il m’a shampouiné en silence, je me laissais faire avec patience, mes gestes et mes inclinaisons de tête anticipaient ses gestes, nous formions un vieux couple, une équipe.

Lorsque Pierre m’a installé dans son fauteuil, ciseaux en l’air, il m’a juste interrogé du regard pour connaître ma requête.
Je savais qu’il adorait ce moment. Il était devenu accro aux défis.
Je me suis raclé la gorge, ai regardé Pierre à travers le miroir, et lui ai dit d’une voix très posée :
– Pierre, je voudrais être un goéland.

Je connaissais assez ses expressions maintenant pour déceler dans son visage, dans le millimètre de sourcil qui venait de se lever, un moment de surprise. Il resta silencieux trois longues minutes, puis déclara :
– OK.

La coupe de cheveux dura six heures. Il était trois heures de l’après-midi quand je contemplai le résultat après qu’un Pierre épuisé ait réhaussé mon siège.
Le résultat était au-delà de mes espérances. Mes affaires étaient tombées au sol au fur et à mesure de la coupe, mon jean et mes chaussures gisaient, inutiles, au pied de mon fauteuil.
Je me tenais sur mes deux pattes et m’admirais dans le miroir.
J’étais non seulement un goéland, mais surtout le plus magnifique putain de goéland qu’il m’avait été donné de voir.
Pierre a réuni mes affaires dans un petit sac plastique qu’il rangea sous son comptoir. D’un hochement de bec, je l’ai autorisé à sortir de mon portefeuille les billets pour se payer. Pierre m’a ensuite délicatement saisi pour me poser sur le trottoir. Je l’ai regardé, ai hoché encore du bec pour le remercier, puis me suis envolé.

Pour la première fois, je découvrais Cannes vue du ciel. La ville est petite quand on la survole, en de puissants coups d’ailes j’ai visité tous les recoins de la ville, les quartiers de mon enfance, la place de la castre et le clocher, les plages, la croisette. Le vent épousait mon corps, j’étais vitesse et liberté, je piquais vers la mer. Sans aucun doute l’expérience la plus incroyable qu’il m’ait été donné de vivre.

Puis je me suis posé sur la rambarde d’une suite du Martinez. La fenêtre était ouverte. Un couple se préparait pour sortir. La fille était plus jeune que le mec, une très jolie brune. Le type tapait sur son ordi portable, assis au coin du lit. La fille est rentrée puis sortie de la salle de bains en se mettant une boucle d’oreille, saisit le gars par le bras pour l’arracher de son ordinateur, et ils quittèrent la chambre en claquant la porte.

L’aubaine était trop grande. J’ai sauté de la rambarde et trotté à petits pas vers le lit ou était posé l’ordinateur. Le gars n’avait pas fermé sa session.

Cela fait trois heures maintenant que je tape à l’aide de mon bec. L’épreuve est douloureuse et m’étourdit un peu, mais si je voulais écrire au sujet de Pierre pour mon blog, c’était maintenant.
Le plus chiant n’est pas de taper avec le bec : le plus chiant c’est le pavé tactile. Mes pattes de goéland ne fonctionnent pas dessus. C’est fait pour les doigts humains. Au bout de vingt minutes de tentatives, j’ai finalement trouvé une sorte d’ergot sur ma patte, un peu plus tendre et caoutchouteux, qui marche sur le pavé et me permet de bouger la souris.

Je n’ai qu’une envie maintenant, c’est de retourner voler. Et je dois trouver un moyen pour dire à ma femme que je serai absent quelques jours. Je ne pourrai pas aller chercher les enfants à l’école.
Je veux savourer cette condition de goéland, au moins jusqu’à ce que mes cheveux repoussent.
Alors ne le prenez pas mal, mais moi je vous laisse. Bande de losers.