Mon beau loulou,

J’aurais pu te regarder dormir des heures, dans mon lit une place, ta joue posée sur mon oreiller, ta barbe de trois jours, ta main posée sur moi. Je suis sûre que peu de femmes ont vécu l’expérience que j’ai vécu ce matin : voir dormir paisiblement un homme dans une chambre dont les murs sont couverts de posters de lui.
Cette nuit, quand tu as vu ces posters, tu n’as pas été gêné. Tu as pointé du doigt chacune des photos, tu reconnaissais chacune d’entre elles, les endroits des concerts, les shootings. J’aurais pu prendre un marqueur et te le tendre pour que tu signes chacune de ces affiches, mais je ne l’ai pas fait, car je n’ai plus peur de te perdre ou d’être loin de toi maintenant. Tu es là, dans mon lit, et on s’aime.

J’ai embrassé tes lèvres doucement, pour ne pas te réveiller, ai retrouvé ma culotte, l’ai enfilée, puis me suis habillée pour sortir. Je porte aussi ma casquette grise de gavroche que tu aimes tant. Je suis sortie car j’avais besoin d’écrire, de marquer de mes mots cette nuit dont je me souviendrai toute ma vie. La nuit de notre premier amour.
Si je rentre assez tôt (le jour se lève à peine), je ramènerai des croissants et te réveillerai de mes baisers. Peut-être ferons-nous encore l’amour. Si tu te réveilles avant mon retour, tu descendras surement de l’étage et croiseras ma mère dans la cuisine. Quel regret j’aurais de ne pas assister à cette rencontre avec Maman ! Je voudrais tellement voir sa tête quand elle te verra. Elle comprendra enfin que je ne racontais pas d’histoires, que je n’étais pas folle, que tout ce que j’ai fait ces deux dernières années, je le faisais dans un seul but : qu’on soit réunis.

Je suis au bout de la jetée de Grand-Fort-Philippe. 59153. Le code magique qui t’a permis de me retrouver. Je me suis calée dans une de ces gigantesques croix lisses en béton qui constituent la jetée, posées par centaines. Leur nombre me rassure. Je les ai toujours adorées. J’aime Grand-Fort. De là où je suis, je vois le phare de Petit-Fort-Philippe, noir et blanc, il ressemble à un sucre d’orge.
Ce phare a bercé mon enfance et mon adolescence. Quand on se promène le long du chenal, là où l’Aa vient mourir dans la mer du Nord, on ne voit que lui. Il rajoute un peu de gaieté. Pourtant il n’est pas grand. Mais il est beau.

Deux semaines avant qu’il ne se tue à scooter, Nicolas m’avait offert ce tableau de Seurat où l’on voit le phare (à l’époque il était encore blanc). Nico me l’avait offert car à quelques mètres près, Seurat avait peint ce tableau à l’endroit même ou Nico et mois nous étions embrassés pour la première fois. Il m’avait promené en scooter dans Grand-Fort, et puis il s’était arrêté là, le long du chenal, et puis on avait enlevé nos casques pour s’embrasser.
Et en l’embrassant je voyais le phare. Puis deux semaines après Nico s’est tué sur le même scooter, un chauffard l’a projeté sur dix mètres, une copine m’a envoyé un texto et il était mort.
Pendant un mois je continuais à lui envoyer des textos alors qu’il était mort.
Il avait tes yeux mon beau loulou. Il te ressemblait beaucoup. Vraiment beaucoup. Je n’avais pas fait le rapprochement. Mais hier soir quand tu m’as embrassée, j’y ai pensé, j’ai repensé à Nico, et qu’il repose en paix. Il doit être heureux de me voir enfin heureuse.
Je ne sais pas si tu connais Seurat, c’est ce qu’on appelle du pointillisme. Ce sont ces petits points qui reconstituent le dessin, comme toutes ces croix qui une par une reconstituent la jetée. Je suis un peu comme ça, je suis la somme de tous ces petits moments, ces tentatives pour te rencontrer. Ces joies et ces tristesses mises bout à bout reconstituent ce que je suis aujourd’hui.

Deux mois après la mort de Nico, j’ai reconnu ton premier signal, ton premier message. Tu t’en rappelles surement, ma star, c’est ta chanson « Loin de lui ». Quand j’ai ecouté pour la première fois ces paroles, j’ai manqué de m’évanouir. Tu savais ce que je vivais, tu pensais à moi et me le faisais savoir :
Malgré toutes tes peines
Depuis ce fameux jour
Baby je viendrai quand même
Te redonner l’amour

Il y a sur Youtube une video où tu chantes cette chanson en live, tu as ce débardeur noir et tu danses comme un Dieu. Et quand tu dis « amour » on dirait que tu cherches quelqu’un dans le public. Je me suis demandé si c’était moi, mais j’avais encore des doutes, je me disais « tu es folle ». Mais à la sortie du single « Le Gout de la vie » j’ai cessé de douter. Cette fois-ci ton message était plus long :

Tu n’as seulement que 17 ans
Et déjà tu te dis
Que la vie est finie
Laisse-moi babe te redonner
Grâce à mes baisers
Le gout de la vie.

Cette fois, il y avait trop de coincidences. J’avais 17 ans quand la chanson est sortie, tu parlais de mon âge, de mes blessures : je n’avais plus aucun doute. Non, je n’étais pas folle ou mythomane ou Dieu sait quoi , tu me connaissais, peut-être via mon skyblog, tu avais lu mon histoire et tu m’offrais ton coeur.

Dire que je connais cette chanson par coeur est un faible mot. Elle était devenue comme un hymne national pour moi, je l’avais dans la peau, dans les nerfs, dans le coeur, dans le ventre. Je me réveillais la nuit en y pensant, j’étais en sueur, mes reins se creusaient, je devenais sexuelle alors que je ne l’avais jamais été, même avec Nico.
C’était la période la plus dure de ma vie. Ma mère me rendait folle, je perdais mes amies. Je collectionnais tout de toi, tout. Tous les magazines, tous les posters, tous les albums, tout. Je m’étais inscrite sur tous les forums, groupes, sites internets. J’allais à tes concerts, mais comment te rejoindre dans la foule. Un soir à Belfort on a failli y arriver, j’étais à la sortie des artistes avec d’autres fans, quand tu es apparu j’ai crié ton prénom, mais toutes ces autres connes le faisaient aussi, du coup comme tu étais pressé tu ne m’as pas reconnue.

Et puis un jour, j’ai entendu à la télé que tu étais sur twitter, alors je me suis inscrite aussi. J’ai détesté cet endroit, les gens se moquaient de moi. Mais surtout le nombre de mots y est limité. Alors je devais tailler les mots, les mutiler parce que j’avais trop de choses à te dire en même temps. Je devenais folle de te croiser, de te voir sans que tu me répondes. Je voulais tout dire, mes mots étaient des moignons et je remuais mes moignons pour que tu me voies parmi tous ces gens. Je pensais que tu ne me lisais pas… Je me sentais laide et bête avec cette orthographe déformé au corset comme les pieds de ces japonaises.

Maman a commencé à vouloir me donner des cachets mais je ne les ai jamais avalés. Je les ai donné au chat, pour voir dans quel état ma propre mère souhaitait me mettre. Du coup le chat depuis qu’il prend mes cachets passe ses journées à la fenêtre, à regarder dehors. Comme s’il attendait qu’un truc arrive. Il ne fait rien d’autre. Que regarder dehors. C’est ça qu’elle aurait voulu que je devienne, un légume à regarder le chenal par la fenêtre au lieu de vouloir te rejoindre.

Hier tu passsais à Dunkerque. J’y étais, bien sûr. Ton spectacle ne contenait que les chansons qui m’étaient destinées. Tu savais que tu étais près de chez moi et tu voulais me le dire. On ne m’a pas laissée passer en backstage. Je suis rentrée furieuse et triste, je n’ai même pas parlé à ma mère en remontant dans ma chambre. Elle avait l’habitude de ces retours en pleurs. Tout ce qu’elle aurait pu dire m’exaspérait de toute façons.

Je me souviendrai jusqu’au jour de ma mort de ces 3 coups à la fenêtre de ma chambre. Je dormais, j’ai ouvert les yeux, et ce que j’attendais le plus au monde était en train d’arriver. Tu avais escaladé le tilleul de maman, tu étais à ma fenêtre. Tu portais encore ton costume de scène, le débardeur gris, tu avais encore ce khôl aux yeux, tu souriais comme un enfant. J’ai porté mes mains à la bouche, je pleurais, je riais, j’étais tellement pétrifiée par la joie et la surprise que j’ai mis 5 bonnes minutes à t’ouvrir.
Tu as enfin pu enjamber la fenêtre, et on s’est pris dans mes bras. Je ne sais pas combien de temps cela a pu durer. 10 minutes ? Une heure ? Deux heures ? Le temps était suspendu. Je te suppliais de me confirmer que ce n’était pas un rêve. Tu me l’a promis en m’embrassant.
Et tu m’as tout raconté. Le skyblog, mon histoire, mes photos que tu avais découvert, dans un hotel, pendant un soir solitaire de tournée. Ton désir de me retrouver. Tes paroles laissées dans les chansons. Tes problèmes techniques sur twitter qui t’empêchaient de me répondre, et le virus informatique qui t’empêchait de m’envoyer des mails. Tu soupçonnais ton entourage proche de t’empêcher de me voir. Je t’ai confirmé que je rencontrais les mêmes réticences de mon côté. Et puis le concert à Dunkerque que tu avais organisé pour me retrouver enfin. Puis mon code postal et mon nom que tu avais su astucieusement retrouver grâce à mon compte twitter.
Tu m’as parlé, parlé et encore parlé. Tu m’as rassurée. Nous nous sommes promis de ne jamais se quitter. Nous avons fait l’amour. C’était ma première fois, et tu m’as tout donné. Tu as su estomper mes peurs et me donner le plus grand plaisir qu’aucune femme n’ait reçu.

Le soleil s’est levé. Je vois un petit bateau quitter doucement le chenal pour s’élancer vers la mer du Nord, quitter Grand-Fort-Philippe pour découvrir d’autres territoires. Je me sens comme ce petit bateau. Nous partirons ensemble vivre ta vie. Je te suivrai en tournée, discrète mais attentive, je te prodiguerai tous les soins, toute l’attention, tout l’amour que tu mérites. A la fin des concerts tu me rejoindras en sueur et nous ferons l’amour dans les loges. Je suivrai ta vie de voyages, je m’installerai à Paris avec toi, et on sera heureux pour toujours.

Réponds à ça ma star.

Ton Emilie.

Illustration : Georges Seurat, Le chenal de Gravelines, Petit-Fort-Philippe (détail)