Une petite anecdote dans la rubrique parentalité.

Décembre 1988

J’ai 10 ans, et au centre commercial Rallye de Mandelieu, je passe le plus clair de mon temps devant la borne de démonstration de la Nintendo Entertainment System, où, avec une demi-douzaine de gamins en anorak nous nous relayons pour jouer à Super Mario Bros.
Mon expérience du jeu video n’était pas tout à fait vierge, j’y jouais en arcade, quand mon père allait faire son tiercé et qu’il m’emmenait au bar PMU, et je faisais une partie à 5 francs dans cette odeur rassurante de cigarette et de baguette de pain toute chaude, que les parieurs tenaient sous le bras en poinçonnant leurs cartes.

Mais la NES et Mario, c’était autre chose, c’était le futur. La borne de démonstration comptait un minuteur. Je ne me souviens plus de la durée exacte, mais au bout d’un certain moment (une ou deux minutes), l’action s’interrompait pour revenir au menu de titre. C’était très frustrant, mais un vrai challenge. Chaque centimètre de niveau que nous découvrions d’essai en essai provoquait un délire. Le meilleur du groupe que nous formions traçait comme un malade le long du premier niveau, oubliait les briques, épargnait les champis, traçait, traçait, traçait, pour qu’au bout des 60 secondes fatidiques nous puissions découvrir un bloc de terrain inédit.
J’ai toujours été déchiré entre les deux générations qui m’encadrent, les digital native, que je ne suis pas, et les digital migrants, que je ne suis pas non plus. J’aime bien imaginer les gens de ma génération comme les digital colons, comme ces hollandais qui partageaient la dinde dans une Amérique encore hostile mais qu’ils n’avaient pas vraiment contribué à découvrir.
Et le symbole pour moi de cette colonisation, ce sont ces bouts de terrains vierge que nous découvrions essai après essai dans super mario bros, comme les gars qui devaient découvrir, progressivement, à coups de machettes, les paysages de l’Amérique.

Si je n’ai pas construit ces territoires, j’ai toujours eu la chance de les connaitre à peu près vierges. La matérialisation la plus aboutie de cette métaphore a été Second Life, et ses immenses contrées de pixels inconstruites, mais ce n’est pas l’époque pour en parler.
Bref, on découvrait Mario Bros et il y avait vraiment de quoi péter un câble. Je m’étais juré que lorsque je serais adulte et que j’aurais un métier, genre à 25 ans,  j’utiliserais mon premier salaire pour m’acheter une NES. Nous n’avions aucune idée de l’obsolescence à venir d’une console aussi chouette. Elle était tellement chouette qu’on aurait presque pensé que la science des jeux videos pouvait s’arrêter là.
Oui je me l’étais promis : à 25 ans je m’achèterais la NES et j’y jouerais à m’en crever les yeux, et je franchirais triomphalement avec Mario tous ces territoires mystérieux qui me deviendraient familiers.

De nos jours

Ma fille aînée a sept ans. J’essaie de suivre un peu ses délires, d’assurer pour tout ce qui concerne ses petites passions, qu’elle se sente suivie, encouragée, et que je sois juste considéré comme le papa le plus cool de l’école. Grâce à Youtube, j’ai appris pour elle à faire des tresses et concurrencer gravement ma femme dans ce domaine, des scoubidous et plein d’autres trucs que j’ai failli poursuivre après que ma fille elle-même s’y soit désintéressée.

Mais je n’avais jamais vraiment EXAGERE – jamais franchi ce degré de zèle où l’intérêt devient nocif ou envahissant.
Jusqu’à la déconne pokemon.

Un jour ma fille est revenue avec 4 ou 5 cartes pokemon, qu’elle avait réussi à obtenir d’une copine. Elle était toute contente de ces quatre cartes, et mentionnait des noms de pokemons qu’elle avait hâte de remporter la prochaine fois. Personnellement je n’ai jamais connu les pokemon si ce n’est de loin, je suis trop vieux d’une dizaine d’années au moins pour avoir connu la mode à l’époque. Je connaissais un peu le dessin animé surement, 3 ou 4 pokemons du dessin animé, mon avis était neutre sur les pokemon. Je n’avais pas d’avis sur les pokemon.

J’ai regardé la carte et, à la différence des cartes paninis de mon époque, les inscriptions étaient techniques – un score au coin supérieur droit, des mentions d’évolution, des légendes d’attaques avec une sorte de barème, c’était intriguant.
– Mais comment vous jouez à ça ?
– Oh, on fait juste une bataille, celui qui a le plus grand score dans le coin là, il gagne l’autre carte.
– Mais « PV », c’est point de vie, c’est pas des points pour attaquer, ça.
– Si, c’est comme ça qu’on fait.
– Et les attaques qu’il y a marqué en-dessous ? Les points de retraite et de résistance en bas, là ?
– On s’en sert pas, ça sert à rien.

Je suis du genre assez rigoureux pour les règles et ses explications me laissèrent furibard. Le soir même, les gamins couchés, j’ai regardé sur internet pour connaitre les règles exactes du truc. D’apparence c’était pas simple sur les tutoriaux youtube, surtout expliqués par des kids de dix ans, qui disaient « voilà » cinq fois par phrase. Et puis un site disait qu’il existait un jeu gratuit pour voir les cartes et les règles, « Pokemon Trading Card Game Online ». Je l’ai installé sur mon ordi à 21h. A 2h du matin je me suis couché après avoir assimilé les règles et gagné un tournoi régional contre l’ordinateur, douze adversaires pulvérisés en mode facile.

Le lendemain matin, j’aurais pu sonner le clairon tellement j’étais heureux de connaitre la vérité sur les vraies règles du jeu de carte Pokemon. Ma fille levée, je lui ai expliqué qu’elles n’y étaient pas, elles et ses copines, que ce jeu de bataille était complètement à côté de la plaque, qu’il fallait un deck, un tapis, des pièces, des énergies bien précises.

Pour l’aider à intégrer la vraie communauté pokemon de son école – je me doutais qu’il y en existait une, qui regardait les batailleurs avec mépris, et qui dans l’avenir allaient par conséquent l’exclure de toutes les soirées cools –  je lui ai acheté deux jours plus tard un deck pokemon, une quarantaine de cartes. Et un pour moi, parce qu’il fallait bien qu’elle s’entraine contre un être humain, non ?
Le deck était hyperpuissant, avec des pokemons molosses et tout, mais il n’y a avait pas les deux cartes qu’elle aimait bien, et qu’elle voulait juste collectionner.

J’ai quand même appris les règles à ma fille qui est revenue le soir même avec 5 cartes gagnées…en jeu de bataille. Elle n’y était pas. Elle cherchait à obtenir et échanger des pokemons roses et sympas, sans aucun intérêt en attaque ou dans le cadre des vraies règles du jeu. JUSTE POUR L’IMAGE. Je devenais fou.

Ivre de parties virtuelles, il m’a fallu 24 heures pour me mettre au courant de l’univers des cartes pokemon, des derniers decks qu’il fallait avoir, des évolutions les plus puissantes, du nom du dernier champion de Lozère. Je suis même repassé au magasins de jouets pour examiner de nouveaux decks rutilants qui auraient été bien pratiques pour compléter l’arsenal de ma fille (qu’elle ne faisait toujours pas à l’école, qu’elle n’avait jamais demandé de faire, qui ne l’intéressaient pas). Je ne sais pas quels ingénieurs pervers travaillent pour concevoir les emballages de ces decks, mais ils sont d’une attractivité extraordinaire, luisants, dans une forme parallépipédique anguleuse qui n’appelle qu’à l’achat, à l’ouverture, à la victoire.

Cette montée de glucose très rapide a trouvé son apogée le 3e jour quand, fier comme si j’avais sauvé une famille entière d’un naufrage, je suis tombé sur une enchère de 260 cartes mises en vente  à 10€ sur ebay, par un gamin devenu surement trop mûr pour y jouer encore. Deux cent soixante. Le bouton d’achat immédiat secouait ses boobs sous mes yeux.
Toutes les cartes que ma fille cherchait à acquérir s’y trouvaient. Ses envies seraient comblées d’une traite en un raz-de-marée de cartonaille, j’en profiterais pour disposer de l’arsenal le plus pur de mon quartier, au cas où d’autres pères à l’école, au coin d’un couloir, se mettraient dans l’idée de me défier au jeu de carte pokemon.

Et puis juste avant de valider l’achat, la raison m’est revenue. Je me suis souvenu à quel point tout ce qui avait pu me rendre un petit peu intéressant, dans ma vie de petit homme, et même après, venait de mon rapport à ce que je ne pouvais pas obtenir, du futile au moins futile. Et de manière globale, à quel point nous nous définissons non seulement par ce que nous possédons, mais par notre comportement face à ce que nous ne possédons pas.

Rien ne m’aurait été plus frustrant, en 1988, qu’une bonne fée à mon retour de Rallye Mandelieu vienne m’offrir la NES pour jouer à Mario tout mon saoul. Rien ne m’aurait été plus frustrant que de découvrir d’une traite, sans la limite du chrono, les paysages de l’univers de Mario, seul, sans vraiment l’avoir cherché.
Si la fascination des territoires 8-bits inconquis de Mario n’avaient pas nourri mon imaginaire pendant des nuits, je serais sûrement devenu un autre petit garçon, et par effet papillon un autre homme.

Je n’ai pas acheté les cartes aux enchères. Et surtout, la prochaine fois, je veillerai bien à fermer ma gueule. Laisser ma fille mener ses batailles tranquillou avec ses copines, et brandir avec fierté les pokemons roses qu’elle gagnera d’elle même (même si c’est illogique – prendre le risque de perdre un Blindépique à la bataille pour attraper une Ceriflor, ça me rend encore un petit peu dingue).

Dans l’absolu, ma fille n’avait rien demandé. Mais tout est bien qui finit bien, car j’ai trouvé l’extrême sagesse de ne pas céder à cette non-demande. Ca doit être ça, mûrir.